Il y a quelques années, ma grand-mère m’annonçait qu’elle vendait sa maison. Nous étions dans le jardin et mes souvenirs d’enfance défilaient devant mes yeux. Je cherchais une solution pour échapper à l’inévitable, mais comprenais que ma grand-mère était bien décidée. Une page de l’histoire allait être tournée.
Je regardais Anouych et Naïri jouer et courir autour de nous, et il ne me restait plus qu’à revisiter mes souvenirs à travers mes deux petites filles. Les pièces de la maison et le jardin devenaient des terrains d’exploration au gré des moments, des lumières et de leurs jeux. Elles ont été autant source d’inspiration que mises en scène jouées.
À l’occasion de ces visites chez ma grand-mère, je remontais le temps, regardant mes enfants jouer dans les lieux de mon enfance, et me disant que bientôt, ces lieux réels et imaginaires, ces odeurs, ces sons et ces lumières allaient disparaître de mon histoire.
Ce travail était aussi l’occasion de redécouvrir le monde mystérieux de l’enfance, que nous autres adultes avons mis derrière nous, car il nous a fallu grandir. En observant Anouych et Naïri, je me suis laissée guider et glisser dans les plissements de leurs mystères et inconsciences, et révéler la beauté et la grâce de ce monde disparu.
Voici donc l’histoire de Bel-Hêtre.
Bel-Hêtre, ce nom a toujours sonné comme un doux présage à mes oreilles. Bel-Hêtre est déjà un souvenir.
Souvenir doux de fin de journée d’été baignée par le coucher du soleil sur la pelouse, où les adultes se prélassent autour d’un apéro, pendant que nous nous esquivons pour fuir douches en série où l’on se séchait sur la pelouse grelottant sous la brise fraîche du soir.
Souvenir de gendarmes et voleurs sur nos fiers vélos-motos affublés d’un morceau de carton, qui attaché sur les rayons faisait un convaincant tactactacta en guise de moteur. Souvenir des baignades à la rivière, à manger des mûres tout au long du chemin, et des balades en bicyclette à travers les champs ; des caches-caches défendus dans les bottes de foin entassées jusqu’au toit de la grange.
Souvenir des parties de baby-foot à 4 ou 5, debout sur des chaises, les deux mains agrippées à la barre en plomb, les yeux rivés sur la balle. Souvenir des batailles de polochons entre la chambre des filles et la chambre des garçons ; de cet interminable couloir de quand on était petits, où l’on s’élançait pour y glisser avec nos sandales et faire notre entrée magistrale dans la salle à manger sous des regards désapprobateurs.
Souvenir de parties de déguisement, et la joie de se retrouver cul nu avec une serviette entre les jambes, du rouge sur les joues et une plume sur la tête. Souvenir d’être privé de dessert et de se consoler en se goinfrant de mirabelles et de reines-claudes, ou de cerises suivant la saison. Souvenir de secrets racontés sur la branche courbée du noyer, qui nous cachait dans son feuillage et d’où l’on pouvait voir le monde une sucette à la bouche.
Bel-Hêtre, propriété de famille à vendre. Ce qui a toujours été ne sera plus, la vie avance, nos parents vieillissent et nos enfants naissent. Anouych, petite sauterelle, tu fais ton chez toi de chez tout le monde. Tu danses dans le monde qui t’entoure et tu embarques ta petite soeur dans des lieux imaginaires. On se découvre parents et nos enfants ne cessent de nous surprendre.
Bonne-Maman me dit qu’elle est prête. 28 ans de vie.
Cette maison fut léguée à son père. Une ferme dont il hérite en guise de désheritage pour avoir épousé une roturière. Impensable dans la famille de mon arrière grand-père. Elle a un petit garçon. Une femme extraordinaire me dit Bonne-Maman ; lui ne verra plus jamais sa famille qui vivait à quelques centaines de mètres de là.
La maison s’est transformée au fil des ans. Le couloir s’est raccourci. On n’entend plus les glissades de nos sandales neuves en cuir testées sur le carrelage en damier noir et blanc. Le salon vert, que l’on appelait le fumoir, véritable antre parentale où l’on n’osait mettre les pieds, n’est plus.
La « boîte » où l’on organisait des fêtes déguisées et des parties de ping-pong sans fin, est devenue une petite maison pour Marie-Françoise et son mari. Elle aide Bonne-Maman à la maison, quand elle a le temps, de moins en moins.
La vraie ferme aussi s’est transformée. Plus de vaches, cochons, poules et bouses de vaches ; plus de Ginette ; ils ne sont plus depuis longtemps. Il reste bien les murs, la grange où l’on faisait sécher le foin, le poulailler sans les poules.
Le noyer a perdu sa branche.
Je regarde Bonne-Maman et je la vois sereine et décidée. Alors je repense à cette chance de tous ces souvenirs partagés en famille, j’entends les rires de mes enfants, et je regarde Anouych qui ne s’arrête pas de danser.