Pascaline Marre
auteur - photographe

Lettre à Yo

10/06/2022
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Je t’ai parlée enfin. Je t’imagine alitée dans ta chambre que tes enfants ont décoré d’une commode, d’une chaise, une lampe, quelques cadres et des objets, presque rien, mais qui te ramènent à toi, à ton histoire. Faire rentrer dans cette pièce si propre et neutre un peu de ton monde. Lorsque la direction de la maison de retraite a pris les devants et t’a mise en confinement, comme tous là-bas, depuis 1 mois déjà où je sais que le personnel soignant est attentionné et bienveillant, j’ai eu peur. Peur que tu t’éloignes, isolée de son monde et du monde, mais à 99 ans, c’est un bel âge. N’aie pas si peur, elle aura étiré sa vie jusque-là, préservant sa dignité jusqu’au bout, témoignant de sa volonté et son entêtement dont j’ai dû hériter. Je t’ai appelée et tu ne m’entendais pas à travers le combiné, tu me répétais seulement « Mademoiselle, je ne vous entends pas, » et je forçais la voix en espérant que tu m’entendes, que tu reconnaisses le timbre de ma voix, que mon prénom te rappelle quelque chose. Mais tu étais loin, à répéter que tu n’entendais pas, entrecoupé de ces « Mademoiselle » si étrangers. J’entends ta petite voix vive et volontaire mais chevrotante de toutes ces années de lutte, de vie, d’amour, de chagrin et que sais-je. Toute une vie dans cette voix hésitante et frêle.

L’été est arrivé et le gouvernement a levé nos interdictions. Une trêve. Je suis venue te voir enfin. Je t’ai emmenée faire un tour, sans savoir si j’en avais le droit. Je voulais que tu voies les arbres, sentes le vent et le soleil sur ce corps confiné dans ton fauteuil roulant. Tu t’interrogeais un peu à me voir manœuvrer difficilement ton fauteuil, mais cette escapade te plaisait, je le sentais bien. Tu ne me remettais pas tout à fait encore, mais je te semblais familière. Enfin, tu as fini par me rejoindre, à force de caresses, d’entourer ton cors frêle, de sourires et rires échangés, car tu avais tout ton esprit, même si de temps en temps, il s’échappait dans des contrées qui m’étaient étrangères, où je ne pouvais te rejoindre. On s’est posées à l’ombre d’un arbre, écoutant les feuilles secouées par le vent, sentant la brise douce d’un soleil encore printanier. J’étais toute à ton écoute, guettant le moindre de tes gestes, la sagacité de tes phrases qui se frayaient un chemin dans les méandres de ton esprit, refaisant d’un coup surface avec une telle lucidité. J’attrapais ces phrases qui synthétisaient toute une pensée mais que tu me donnais brut, trop fatiguée par t’épancher dans des explications longues. Tu n’avais plus le temps. Ces phrases, tu me les offrais comme des cadeaux précieux que je recevais. Elles me restent ces phrases, comme des clés d’enseignements que seuls les aînés peuvent recevoir d’un monde oublié, perdu. Elles me manquent ces phrases qui s’échappaient d’une conversation et s’envolaient. J’en ai retenu quelques-unes quand j’aurais voulu les retenir toutes. J’aurais voulu venir te revoir encore et encore. Découvrir ton monde à l’orée de ta vie. Je te vois sur cette ligne si fine entre la vie et l’au-delà. Tu avances telle une équilibriste, solidement ancrée sur ton fil et pourtant si frêle.

Aujourd’hui, tu as 100 ans. Quel bel âge. Combien de fois me sera-t-il encore permis de te voir. Je suis loin et confinement oblige, nous ne pourrons célébrer cet âge si magnifique. T’entourer tous, à en perdre la tête, de tous ces visages, tous ces sourires, ces baisers, ces bras qui t’entoureront. Non, quelques-uns seulement avec toi et nous tous à distance. Je me joindrai en pensée et pleurerai de cette distance.

Tu t’es éteinte à quelques jours de tes 101 ans. Je t’ai longuement veillée, tu n’étais plus que souffle et tu t’y accrochais comme une forcenée à ce souffle, tu ne voulais pas rendre les armes. Nous entendais-tu, étais tu consciente ? Je guettais le moindre de tes signes, un frémissement sur ton visage, le long de ta main au contact de la mienne. J’embrassais ton front rafraîchit par une larme que je tentais de retenir, ne voulant pas rajouter à ton trouble, voulant te laisser partir à ta guise. Une journée passée avec toi. Je devais te retrouver au petit matin, pour prendre la relève de nos veilles. Et puis tu es partie dans la soirée. Parmi toutes les images que je garde précieusement de toi, femme forte et digne, si élégante, je garde l’image que Pascal me livrait ce jour-là, toi au volant de ta MG blanche les cheveux aux vents, partant vers d’autres cieux.