Gianfranco Gallucci, photographier les invisibles
Photographier les invisibles qui nous viennent par centaines, par milliers ; des histoires qui ne nous concernent pas, ils viennent de si loin ; des laissers-pour-compte qu’on ne veut décidément par voir ; ils sont de trop dans ce monde, des décimés, des perdus des victimes, des assassinés. Une humanité qui fait perdre espoir, qui nous bouscule dans nos certitudes, dans nos rêves, nos désirs solitaires, qui ravivent des angoisses, des peurs, des haines.
Alors non, ne pas regarder, ne pas voir qu’ils sont là, au bas de nos portes, le long des trottoirs, dans nos jardins, à tendre la main dans le vide, ne pas croiser le regard de ces vivants, ces fantômes de nos réalités urbaines désincarnées, de nos campagnes refoulées. Ils surgissent au coin de nos jardins fleuris, en colonnes interminables traversant nos champs, trouvant refuge dans une étable, dans un bâtiment abandonnée, une usine désaffectée, et s’accumulant par centaines, par milliers contre nos barrières. On peut les ériger, ils poursuivront leur route, forceront les barrages, par la force de leur rage, car ils n’ont plus que l’espoir, le retour leur est impossible.
Le soir, on se rassure de notre indifférence à regarder avec un œil affamé cette douleur humaine sur nos écrans. Guerres à nos portes, colonnes d’inconnus sans fin, hommes, femmes, enfants, qui fuient l’horreur et viennent frapper à nos portes closes. Nos cœurs s’enferment dans nos peurs que nous n’osons explorer et qu’ils viennent réveiller. Ces assassins de nos villes merveilleuses, de nos vallées tranquilles, de nos rêves. Ces envahisseurs qui arrivent par milliers perturber nos équilibres instables et fragiles, nos vies douces et paisibles, nos illusions édulcorées. Ils viennent nous montrer que l’homme est ce qu’il est et qu’il a toujours été.
Allons-nous nous enfermer dans notre tour d’ivoire de territoires paisibles, inaccessibles à l’autre, enfermés à nous-mêmes ? Peuples d’Europe, peuples privilégiés, protégés dans nos démocraties qui s’effritent, qui se jouent de nous, qui se jouent du monde, qui jouent avec le monde, fiers de nos États de droit, allons-nous réveiller nos consciences, notre humanité ?
Je veux croire aux mots d’accueil, aux actes généreux de nos peuples qui résistent à la peur, qui résistent aux replis sur soi, qui résistent au fantasme du eux et du nous, qui savent que l’homme qu’il soit d’ici et d’ailleurs souhaite le bonheur et le droit à la vie. Saurons-nous nous engager dans une humanité franchissant les frontières culturelles, religieuses, territoriales ? Saurons-nous faire preuve d’imagination et d’espoir ? Un monde est à repenser. Aurons-nous le courage de l’inventer ?
Gianfranco Gallucci est de ces résistants là. Photographe indépendant installé à Rome, il est allé à la rencontre de ces réfugiés qui traversent l’Europe. Il les a suivis dans leur marche désespérée de jour, de nuit. Choisissant le noir et blanc, le photographe nous confronte à la réalité qu’on ne peut ignorer : ces paysages, ces routes, ces villes, ces barrières sont celles d’une Europe absente, indifférente, laissant passer ces réfugiés, dépassée, ne sachant leur apporter secours. Gianfranco Gallucci scrute les visages de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants, là, sortant de la multitude, cadenacés contre les barrières, s’échappant par une trouée, prenant refuge sous un porche ou au coin d’un jardin. Visages d’hommes, femmes et enfants, ce sont eux, ce sont nous. Le photographe nous montre tout cela dans un cadrage sans concession et sans pathos. Il est face à eux, il est eux et nous à la fois. Dans ce travail, Gianfranco Gallucci photographie la réalité telle qu’il la voit, éloignée des clichés, du spectaculaire, la situation l’est déjà. Il nous amène à regarder ces visages, ces vies humaines dans ce qu’elles ont de plus tragique.
Texte Pascaline Marre
Photographies : © Gianfranco Gallucci : Gianfranco Gallucci